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Art et affaires : enseignements à double sens

Ce qu’il faut retenir de l’incident Dominic Champagne au plus récent Forum sur les arts vivants et la culture de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.


L'épisode est assurément « [...] symptomatique d’une situation où [les artistes et les gens d’affaires] ne se parlent pas assez » comme le soulève Michel Leblanc lui-même en entrevue avec Le Devoir au lendemain du forum. Est-ce que la Chambre, en invitant des artistes à prendre la parole, pouvait réellement s’attendre à ce qu’ils ne saisissent pas l’opportunité pour sortir du cadre de la table ronde demandée et fassent preuve de créativité? Est-ce que les artistes, conviés à s’exprimer dans un contexte hors de leur secteur, n’auraient pas pu respecter les règles du jeu pour se faire entendre jusqu’à la fin? Le dialogue de sourds se poursuit, même devant la plus grande assistance que la Chambre de commerce n’est jamais connue lors d’un forum.


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Chiffrer le problème

Pourtant, le CCMM a fait ses devoirs, comme en témoigne l’étude exhaustive qu’elle a partagée en amont de son événement. On y retrouve notamment quatre tendances majeures et complémentaires qui alimentent la crise dans le secteur des arts vivants : 

  1. La baisse de la demande et le changement des habitudes de consommation

  2. L’augmentation et la diversification de l’offre

  3. La pression sur les modèle de revenus

  4. Les pressions inflationnistes et les transformations sociétales

En consultant ces constats, il est rassurant de voir que le milieu des affaires fait un état des lieux cohérent avec celui dressé par le secteur culturel depuis des années, et encore plus particulièrement depuis la sortie de la pandémie. D’autant plus que l’étude met de l’avant des données parlantes et actualisées, appuyant en chiffres les préoccupations surtout ressenties par les acteurs du milieu des arts. Pragmatique, le milieu des affaires se permet également de nommer tout haut un tabou du secteur culturel : la surabondance de spectacles (offre) en contradiction avec la baisse de fréquentation des publics (demande). Ayant l’oreille attentive des dirigeants et des députés – le ministre québécois de la culture était notamment présent durant tout le forum –, le CCMM attire une rafraîchissante lumière sur ce qui affecte le secteur culturel, faisant œuvre utile en rattrapant un retard accumulé et parlant le langage des entreprises pour les inviter à en faire plus.


C’est la grande nouveauté de cette étude dont les sujets n’ont rien d’étonnants pour le milieu culturel : elle regorge d’arguments chiffrés et d’informations touristiques et sociales appuyant leurs demandes, les outillant autrement pour discuter avec leurs partenaires publics et privés. La feuille de route proposée par le CCMM en fin d’étude propose également des avenues intéressantes pour régler différents enjeux en impliquant autant le secteur culturel que les gouvernements, les philanthropes, les entreprises et les publics. Non pas que ces idées sortent des nues pour le secteur culturel, mais les entendre dans la bouche d’un milieu aussi influent permet d’espérer qu’elles pousseront peut-être avec plus d’engrais dans la tête de nos décideurs et patrons.


Parler le langage des affaires

Il est étonnant de constater que le forum du 28 octobre dernier fut particulièrement couru par les travailleurs culturels, alors que beaucoup d’entre eux rechignent à utiliser les rhétoriques économiques et statistiques pour étayer leurs besoins. C’est pourtant l’apprentissage le plus souhaitable pour le milieu des arts vivants : développer une approche plus pragmatique. Le secteur est certes aux faits qu’infuser des fonds dans les conseils des arts n’est pas la seule solution à ses problèmes – bien que le manque criant d’argent reste un enjeu majeur qu’il est pressant de régler –, mais il doit adopter une approche consumériste du spectacle. Plutôt que de voir uniquement le public comme des passionnés en quête d'œuvres marquantes, il serait bénéfique de les considérer aussi comme des consommateurs qui choisissent leurs produits culturels en fonction du bien-être qu'ils en retirent par rapport à leur investissement. Cette approche aidera à mieux adapter la production et la diffusion des œuvres.


Cette vision d’affaires demande de faire plus de place aux logiques mercantiles de régulation de marché, de hiérarchisation des besoins et de modèles de gestion appuyés sur la donnée non pas pour dénaturer la pratique artistique, mais bien pour arrêter d’imaginer que le milieu culturel peut imposer les règles de consommation. S’il souhaite s’inscrire dans une logique mercantile afin de rentabiliser ses productions, il faut qu’il en assume les côtés plus utilitaires, voire terre-à-terre qui demandent de s’adapter à une réalité de marché. L’art pour l’art et son détachement des considérations économiques restent importants dans une logique expérimentale et de croissance des disciplines, mais lorsqu’elle aspire à rejoindre un public plus large, la culture se doit de mettre en place des modèles de production et de diffusion réalistes. Ainsi, on peut réellement espérer soutenir financièrement ses artistes, favoriser la durabilité écologique, économique et sociale des arts, et renforcer une culture qui ne peut pas exister en vase clos face à la société dans laquelle elle s’inscrit.


Pour des affaires plus créatives

ll existe certes plusieurs entreprises qui, depuis toujours, soutiennent fortement la culture (la Caisse de la Culture, Québécor, Hydro-Québec, Power Corporation, Banque Nationale et la SAQ pour en nommer quelques-uns), mais il était plus que temps d’avoir une vision concertée et sectorielle qui incite l’ensemble des entreprises à faire leur part et mettre le C de Culture dans les critères ESG. La Chambre de commerce brandit aujourd’hui des propositions telles que la mutualisation comme solutions novatrices pour réduire certaines dépenses, ignorant que le milieu culturel est passé maître dans la capacité de s’entraider en termes de ressources humaines, matérielles et financières. Parlant le jargon des gouvernements actuels tournés vers l’économie, la rentabilité et la performance industrielle, la feuille de route en fin d’étude regorge d’une sagesse qui n’est d’ailleurs qu’une reformulation (chiffrée et appuyée, certes) des stratégies que le milieu culturel expose à ses décideurs depuis belle lurette.


Trop peu trop tard? Absolument pas : l’attention et le soutien du milieu des affaires est salutaire pour le secteur culturel, maintenant plus que jamais. L’écoute – si elle a pris du temps – se doit de continuer et d’être affûtée aux réalités spécifiques du milieu culturel. Comme l’étude l’exprime bien « [l]’expérience culturelle a une valeur intrinsèque qui ne se traduit pas en chiffres, ni en mots, mais bien en émotions et en expériences qui nous font collectivement évoluer et grandir. » Autant la culture se doit d’apprendre à mieux traduire ses retombées en chiffres et ses actions en systèmes tournés vers l'efficience, autant le secteur des affaires doit apprendre à traduire ses chiffres en émotion, à ramener l’élément humain au cœur de son dialogue avec les artistes et les organismes culturels pour arriver à un réel arrimage. Se rendre plus flexible, voir l’humain derrière les données, prendre en compte la créativité de chacun et le besoin de briser les codes pour mieux les comprendre : voilà ce que l’art peut apporter aux modèles d’affaires actuels.


Alors que des efforts notables se font de part et d’autre en contexte d’urgence, il est nécessaire de comprendre quels sont les ancrages manquants entre l’art et les affaires. Ainsi, comme le note Brian Myles dans son éditorial : « S’il n’y avait pas l’intermédiaire que représentent les producteurs et les diffuseurs pour faire la médiation culturelle entre gens d’affaires et gens de création, les deux clans ne s’endureraient pas sur une même scène au-delà du premier acte. » S’il manque les organismes de service dans cette énumération, il est vrai que le liant entre artistes et affaires se trouve dans la force des travailleurs culturels qui connaissent le terrain, qui cherchent à connecter les différents acteurs du milieu (incluant le public) pour créer des rendez-vous enivrants, qui cherchent des manières d’aider les créateurs à rayonner tout en faisant fructifier la valeur de l’art vivant dans un monde où l’économie est reine. Il devient essentiel pour les organismes culturels de devenir polyglottes, parlant à la fois le langage des arts de celui des affaires pour faire avancer leur secteur tout en le solidifiant. Il faut persister au-delà des incompréhensions, ramener M. Champagne et M. Leblanc sur scène encore et encore jusqu’à ce que la créativité de l’un et la vision d’affaires de l’autre se confondent, harmonisées, enfin sur une même planète.



Pour aller plus loin, nous vous invitons à lire les éditoriaux que CAPAS a rédigé dans les dernières années, faisant écho aux récentes conclusions de l’étude du CCMM.


  1. La baisse de la demande et le changement des habitudes de consommation : Entre engorgement et agilité : nos constats de la relance culturelle


  1. L’augmentation et la diversification de l’offre : Développement durable : l'équilibre au service du secteur



  1. Les pressions inflationnistes et les transformations sociétales : Quand la mutualisation atteint ses limites

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