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L’Europe en repli : Un monde d'après à inventer

  • Photo du rédacteur: Mickaël Spinnhirny
    Mickaël Spinnhirny
  • 15 mai
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

Face aux changements dans le monde du spectacle vivant européen, de nouvelles coopérations artistiques et des modèles locaux durables sont essentiels pour réinventer la scène.


Constat : le marché européen des arts de la scène se referme

Après une année de veille active, de dialogues et de développement international, CAPAS tire un constat sans détour : les portes de l’Europe se ferment progressivement à la circulation des œuvres étrangères. Cette tendance, déjà perceptible avant la pandémie, s’est accélérée sous l’effet combiné de crises sanitaires, économiques et géopolitiques. Plus profondément, cette fermeture s’enracine dans des décisions budgétaires nationales qui traduisent un recentrage des priorités culturelles vers des logiques territoriales et souverainistes, souvent au détriment des circulations internationales. 


Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en Espagne, même si le budget public consacré à la culture atteint un niveau historique en 2023, cette hausse cache une réalité plus nuancée. En effet, près de 300 millions d’euros de ce budget proviennent directement des fonds européens de relance. Autrement dit, une part de l’enveloppe culturelle ne dépend pas d’un effort financier propre de l’État espagnol, mais repose sur des mécanismes exceptionnels liés à l’Europe. Cette contribution européenne représente plus de 16 % du budget culturel total, estimé à 1,804 milliard d’euros, révélant ainsi une dépendance croissante aux financements européens et soulignant la fragilité de l’engagement budgétaire national. La France suit la même dynamique : malgré l’annonce d’une hausse de 6 % du budget de son ministère de la Culture pour 2024, le gouvernement a finalement décidé – en fin 2023 – de retrancher discrètement 200 millions d’euros, amputant notamment les grandes institutions de création et de diffusion, en particulier celles qui accueillent des artistes étrangers. Ce sont des signaux faibles mais persistants d’une Europe qui, sous couvert de maintenir ses budgets culturels, réoriente ses flux vers l’interne, en limitant l’accueil des artistes non-européen·nes à des projets jugés stratégiques ou à fort impact médiatique.


Europe en repli

Ce recentrage est accentué par la montée en puissance des dispositifs européens comme Culture Moves Europe, qui finance généreusement les mobilités artistiques… exclusivement au sein de l’espace Europe Créative. Ainsi, les artistes de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique du nord, historiquement présent·es sur les scènes européennes, se trouvent relégué·es à des invitations ponctuelles, souvent dépendantes d’initiatives militantes ou de financements annexes fragiles. Dans la dernière édition d’Europe Créative, plus de 97 % des projets soutenus impliquaient des partenaires exclusivement européens. 


À ces réalités budgétaires s’ajoute une série de freins administratifs devenus systémiques. L’obtention de visas Schengen pour les artistes non-européen·nes est un parcours du combattant, semé de décisions arbitraires, de lenteurs chroniques, de refus sans appel. Ces obstacles dissuadent de plus en plus de programmateurs de maintenir ces invitations dans leurs programmations, préférant se tourner vers des compagnies européennes plus faciles à mobiliser. Selon On the Move, 42 % des professionnel·les interrogé·es en 2023 déclarent avoir dû annuler des invitations pour des raisons de refus de visa ou de délais d’obtention incompatibles avec les calendriers artistiques.


Le Brexit n’a fait qu’accentuer cette dynamique d’isolement : en 2023, le nombre de musicien·nes britanniques en tournée dans l’Union européenne a chuté de 32 %, tandis que les artistes européen·nes et étrangers se heurtent eux aussi à des blocages accrus pour se produire au Royaume-Uni. En coulisses, les équipes artistiques et les programmateurs avouent leur fatigue et leur découragement face à ces embûches devenues presque insurmontables : complexité administrative, explosion des coûts, incertitude permanente. Les frais logistiques pour inviter une compagnie extra-européenne en Europe ont augmenté en moyenne de 35 % depuis 2019, combinant hausse des prix du transport, des assurances et des coûts administratifs. Le modèle des années 2000-2010, fondé sur des circuits fluides, des tournées denses et une circulation continue des œuvres, appartient désormais à un passé révolu. Il faut l’admettre : la circulation artistique internationale telle que nous l’avons connue est devenue obsolète.


Oser imaginer des nouvelles circulations artistiques

Chez CAPAS, nous croyons que face à cette situation, il est urgent de ne pas céder à l’amertume ni au repli. Au contraire, ces temps d’adversité sont des moments propices pour repenser nos pratiques de circulation, pour remettre en question des habitudes. Nous appelons à imaginer des circulations artistiques radicalement repensées, basées non plus sur la quantité de dates ou le prestige des lieux, mais sur la densité des rencontres, la qualité des échanges, l’ancrage territorial profond. Cela passe par des coopérations durables, par des résidences longues, en co-création avec les artistes et les communautés locales, permettant d’inscrire les œuvres dans des dynamiques de territoire qui dépassent le simple événement ponctuel. Ces formats permettent non seulement de réduire les coûts logistiques, mais surtout de nourrir des écosystèmes locaux, de favoriser des rencontres inattendues, d’ouvrir des espaces de création partagée.


Europe en repli 2

Nous encourageons aussi le développement de réseaux triangulaires et intercontinentaux, associant plusieurs festivals, lieux et territoires, qui collaborent à l’accueil, à la production et à la circulation des œuvres, en partageant les risques, les moyens et les expertises. Ces modèles en grappe, qui demandent certes plus de préparation, offrent néanmoins des marges de manœuvre précieuses pour contourner les barrières administratives, mutualiser les coûts, et créer des trajectoires de circulation plus lentes, mais plus solides, plus responsables, plus respectueuses des temporalités artistiques. Le modèle du réseau Moving Balkans en est une illustration éloquente : en mutualisant les tournées et les accueils, dix festivals de cette région européenne parviennent à programmer ensemble plus de 40 spectacles chaque année, tout en réduisant les coûts logistiques de 25 %.


Dans ce contexte, nous croyons que le numérique – sans jamais prétendre remplacer la force du spectacle vivant – peut aussi jouer un rôle stratégique en devenant un outil de pré-rencontre, d’amorce, de dialogue préparatoire, qui facilite la venue physique des artistes, réduit les risques, et prépare les territoires à des accueils plus profonds et plus désirés. Selon les expériences pilotes menées par certaines scènes européennes, les résidences longues réduisent en moyenne de 20 à 30 % les coûts globaux de production et favorisent des retombées sociales et culturelles supérieures, évaluées notamment en nombre d’ateliers, d’actions de médiation ou d’engagements citoyens générés.


Mais ces circulations nouvelles ne peuvent être pensées sans intégrer de manière transversale les enjeux écologiques et sociaux. Nous devons imaginer des mobilités sobres, mais aussi justes, inclusives, équitables, qui tiennent compte des déséquilibres historiques entre le Nord et le Sud, entre les centres et les périphéries, entre les artistes établi·es et celle/ceux issu·es de territoires ou de scènes moins visibles. Il s’agit de défendre, plus que jamais, l’idée que l’Europe a tout à gagner à maintenir des liens ouverts avec les récits et les voix du monde entier. D’autant que, selon l’Observatoire européen des politiques culturelles, 78 % des jeunes publics européens expriment un désir croissant de découvrir des propositions artistiques issues d’autres continents, signe que les attentes culturelles vont à rebours des fermetures institutionnelles observées.


Nous avons pris le pouls des scènes en France, en Espagne, en Belgique, en Norvège, en Suède, en Slovénie, en Croatie, au Portugal, et avons entendu partout les mêmes inquiétudes : les prochaines années seront âpres, mais elles peuvent aussi être fertiles. À condition d’accepter de changer nos pratiques, de sortir des réflexes anciens, et d’inventer ensemble de nouvelles géographies sensibles, humaines et responsables.


Pour aller plus loin et nourrir votre curiosité :


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