Voir n’est plus croire : l’image à l’ère du faux
- Mickaël Spinnhirny
- 20 oct.
- 5 min de lecture
Il fut un temps où voir, c’était croire. Aujourd’hui, ce lien sacré entre l’image et la vérité s’effrite à vitesse grand V. Une image vaut-elle encore mille mots quand n’importe qui peut, en quelques clics, fabriquer un visuel de toutes pièces ? Dans le vaste océan des contenus qui nous submergent, la part d’illusion grandit inexorablement et avec elle, des questions vertigineuses pour les stratèges en communication culturelle.
L’invasion des images synthétiques
Nous vivons une révolution silencieuse : celle de l’image synthétique omniprésente. Générateurs d’images par les outils d’intelligence artificielle, filtres de retouche ultra-sophistiqués, avatars virtuels plus vrais que nature… La technologie offre un pinceau magique capable de peindre n’importe quelle scène sortie de notre imagination. D’ici quelques années à peine, les projections annoncent que la grande majorité des contenus en ligne pourrait être produite par des intelligences artificielles. Autrement dit, la plupart des images que nous verrons ne seront plus des captures du réel, mais des créations de l’IA.
Pour le milieu culturel, festivals, musées, salles de spectacle, compagnies artistiques, cette invasion d’images artificielles est un couteau à double tranchant. D’un côté, une démocratisation créative sans précédent : une petite compagnie de théâtre peut générer l’affiche de sa prochaine pièce sans budget photo ou un orchestre peut imaginer en visuel son concert sur la lune. Le rêve marketing n’a plus de limite technique. Mais d’un autre côté, c’est l’embouteillage visuel assuré. Chaque événement, chaque création culturelle, réelle ou fictive, risque de se noyer dans un flot d’images aussi séduisantes que trompeuses. Et c’est sans compter que le tout se fait en partie sur le dos du travail acharné des artistes visuel·les (graphistes, vidéastes, photographes, infographistes…) qui ne retrouvent aucune rétribution pour leur « contribution » à la machine virtuelle – pire, ils/elles en voient leur emploi fragilisé et leur crédibilité bafouée. La bataille de l’attention s’intensifie dans un paysage où le vrai et le faux cohabitent en haute définition… et sous haute tension éthique.

Crise de confiance ou nouveau terrain de jeu ?
En termes de relation commerciale, cette prolifération d’images générées soulève un enjeu non négligeable : la confiance du public. À force de voir des visuels parfaits mais possiblement bidon, l’œil du spectateur s’émousse. La frontière entre authenticité et artificiel s’estompe. Faut-il y voir une crise de confiance irréversible ou l’opportunité de redéfinir notre rapport aux images ? Dans le secteur culturel, dont la crédibilité repose souvent sur l’authenticité des expériences proposées, ce doute peut éroder la relation avec les publics. Comment convaincre qu’un spectacle est impactant si l’image qui l’annonce semble trop belle pour être vraie ?
Mais à y regarder de plus près, l’art et la culture n’ont-ils pas toujours joué avec l’illusion pour mieux révéler une vérité émotionnelle ? Le théâtre use de décors peints et de trompe-l’œil depuis des siècles. Le cinéma nous bouleverse avec des effets spéciaux qui ne sont qu’artifices. La photographie elle-même, depuis ses débuts, a recours à des mises en scène et à la retouche de laboratoire. L’illusion fait partie de notre palette artistique. La différence aujourd’hui, c’est son échelle industrielle, sa facilité d’accès et l’étendu de ses possibles. Ce qui change, c’est que tout le monde possède désormais ce pouvoir autrefois réservé aux illusionnistes de la scène ou de l’écran. À nous, acteurs de la communication culturelle, de jouer finement avec ce nouvel outil sans perdre de vue notre boussole éthique.
Repenser la stratégie de contenu visuel
Face à l’ère des images trompeuses, les stratèges en marketing culturel sont appelés à faire évoluer leurs pratiques. Plus que jamais, l’image doit refléter un message plutôt que seulement la réalité brute. Il ne s’agit plus simplement de montrer ce qui est, mais de donner à voir ce qui est vrai et porteur de sens pour notre projet. Voici quelques principes qui peuvent guider notre gestion de contenu à l’ère du faux :
Le message avant l’image : Avant de créer ou choisir un visuel, clarifions l’histoire que nous voulons raconter. Une image, même magnifique, qui n’a pas de lien sincère avec notre propos ne fera qu’égarer le public. À l’inverse, une illustration peut très bien être imaginaire tout en capturant l’essence d’une œuvre ou d’un événement. Assurons-nous que la cohérence narrative prime sur l’esbroufe esthétique.
Transparence et pédagogie : Sans tout expliquer au point de casser la magie, on gagne à être honnête sur la nature de nos images. Utiliser une photo d’archive, une création de l’IA ou un montage, peu importe, du moment que l’intention est claire et que le public ne se sent pas dupé. Par ailleurs, intégrons dans notre discours la littératie visuelle : pourquoi ne pas dévoiler les coulisses de nos créations visuelles, éduquer nos publics à décoder les images ? Un public averti n’en appréciera que mieux la démarche artistique.
Éthique et authenticité : Fixons-nous des lignes rouges. Par exemple, ne pas inventer de toutes pièces une citation visuelle d’un spectacle en la faisant passer pour un reportage. Ne pas utiliser l’image d’une personne sans consentement. Et privilégier l’apport de nos artistes visuel·les de grand talent pour les photos, vidéos et visuels officiels. Ces technologies sont nouvelles, mais nos valeurs demeurent : respect des artistes, des publics, et de la vérité profonde de ce que l’on promeut. L’IA doit rester un outil d’enrichissement créatif, non de manipulation malhonnête.
Innover pour mieux inspirer : Enfin, osons exploiter le potentiel créatif de l’IA là où il peut vraiment amplifier le message. Plutôt que de simplement remplacer des visuels réels par des faux, utilisons-la pour imaginer ce qui est impossible autrement. Créer une ambiance visuelle pour un festival avant même qu’il n’ait lieu, visualiser un concept abstrait d’exposition, animer le patrimoine avec des reconstitutions virtuelles… Ces expériences inédites, si elles sont bien pensées, peuvent captiver l’attention et renforcer l’impact du discours culturel. Il est du devoir de la culture d’interroger l’IA, sa place dans le monde, et cela passe par un usage aussi décomplexé qu’informé et respectueux : cela se fait aussi dans nos communications. L’astuce est de marier le meilleur des deux mondes : la puissance évocatrice de l’imaginaire et la crédibilité construite par la transparence et la cohérence.
Embrasser l’innovation sans perdre son âme
Allons-nous subir la vague des images fausses ou la surfer avec créativité ? La réponse tient sans doute dans notre capacité d’adaptation lucide et enthousiaste. Ces technologies font désormais partie du paysage : il faut les apprivoiser et en faire des alliées, tout en poursuivant notre mission de développement de l’esprit critique. En somme, la clé sera d’embrasser ces nouveaux outils comme des partenaires, plutôt que de les considérer comme des menaces. Après tout, chaque révolution visuelle a suscité craintes et émerveillement : la photographie inquiétait les peintres, le cinéma parlant troublait le théâtre, la photo numérique a bousculé l’argentique… et pourtant, chaque fois, la création artistique s’est enrichie.
Il en ira de même avec l’IA et les images synthétiques, à condition que nous, communicant·es culturel·les, restions aux commandes avec éthique et imagination, curiosité et mise à l’épreuve. Soyons préparé·es : formons-nous, expérimentons en interne, échangeons nos trouvailles et nos ratés. Avec un regard lucide, on voit bien les écueils ; mais avec un regard inspiré, on entrevoit déjà les opportunités. Imaginer un futur où l’image, même façonnée par une IA, pourra servir une émotion vraie, une réflexion profonde. Un futur où l’on ne croira peut-être plus automatiquement ce que l’on voit, mais où l’on pourra ressentir et comprendre ce que l’image cherche à nous transmettre. Car au bout du compte, la mission du marketing culturel reste la même: relier des êtres humains à des expériences artistiques qui font sens.
Alors, ne détournons pas le regard devant ces images qui changent la donne. Saisissons-les, façonnons-les et donnons-leur une âme. En un mot, embrassons l’illusion pour mieux la mettre au service du vrai.
