L’élan freiné : une nouvelle vague chorégraphique embrase l’Europe
- Mickaël Spinnhirny
- 23 sept.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 oct.
À la suite de notre passage à la Biennale de Lyon 2025, un constat s’impose : la danse européenne embrasse le mouvement à nouveau. Plongée dans ce phénomène symptomatique d’une génération qui souhaite que sa fougue résiste aux malheurs du temps.

Un retour manifeste au mouvement
Après des années marquées par une danse conceptuelle parfois épurée jusqu’à l’immobilité, une nouvelle génération de chorégraphes européen·nes remet le mouvement au centre de la scène. Fini le temps où l’idée primait sur le geste : ces artistes célèbrent à nouveau le corps en action, renouant avec la virtuosité technique, l’énergie brute et le plaisir de la danse synchronisée sur des musiques entraînantes. On observe ainsi un véritable retour à la danse, à la physicalité spectaculaire et à la maîtrise du mouvement. Le Portugais Marco da Silva Ferreira en est un exemple emblématique : il présente des œuvres d’une intensité physique phénoménale qui célèbrent le corps contemporain. Son langage chorégraphique déborde d’une énergie explosive et d’un engagement total du corps. Cette tendance se remarque sur toutes les scènes d’Europe. On voit émerger des pièces où les danseur·euses renouent avec une virtuosité assumée. La technicité n’est plus un tabou ; au contraire, elle devient langage. Les mouvements sont francs, athlétiques, sans crainte de la beauté plastique ni de la difficulté. On sent chez ces artistes la volonté de créer des formes et de déconstruire les formes, dans un grand écart entre influences urbaines et académiques. Après une époque de conceptualisation parfois aride, c’est un retour à la générosité du mouvement qui s’opère, avec des œuvres sensibles et viscérales où le corps en mouvement redevient le principal vecteur d’émotion et de sens.
La force du collectif et des unissons retrouvés
En parallèle de ce regain technique, un autre trait caractéristique de cette mouvance est le retour des ensembles unis sur scène. Là où, récemment, la danse contemporaine privilégiait souvent les individualités ou le chaos organisé, on voit refleurir des séquences à l’unisson, où les danseur·euses bougent comme un seul être, multipliant l’impact visuel et émotionnel. Cette utilisation de l’unisson n’est pas qu’esthétique : elle porte un message sur le collectif et la possibilité d’agir ensemble. Le chorégraphe grec Christos Papadopoulos s’est fait connaître par ses pièces à l’écriture millimétrée, où les interprètes évoluent comme un organisme collectif. Ce jeu subtil entre harmonie et individualité est symptomatique de la nouvelle esthétique. L’unisson n’est plus une armée d’automates ; c’est une unité dans la diversité, où chaque artiste garde sa singularité tout en participant à la force du groupe.
Un exemple récent particulièrement parlant : How Romantic de Katerina Andreou (Carte Blanche, mars 2025). Avec ses 14 danseur·euses, cette pièce incarne l’énergie, la discipline et la fragilité collectives. Le groupe s’élance, s’étire, s’épuise, se suspend, revient, dans un rythme de marathon qui fait écho à un monde qui presse, brise, exige. Ici, mouvement, son et espace scénique coopèrent pour créer une tension où l’ordre (chorégraphique, social) se heurte au désir de liberté. How Romantic prouve que l’ensemble, l’unisson même imparfait, n’est pas simplement esthétique : il est mode de résistance.
Cette utilisation du groupe comme entité cohésive renvoie à un besoin, presque politique, de faire corps ensemble. Sur scène, une masse humaine en synchronie peut évoquer tour à tour l’euphorie d’une rave, la discipline d’une armée, ou la ferveur d’une manifestation. Dans F*cking Future (2025), création récente de Marco da Silva Ferreira, huit danseurs forment « un groupe queer compact » évoluant sur un dancefloor-arène, quasiment toujours à l’unisson. Leur démarche collective, très codifiée, fusionne « des pas militaires […] avec ceux du clubbing dans un mélange de styles aussi réussis techniquement que troublants dans leur intention », comme le décrit une critique
En les voyant « bouger quasi constamment à l’unisson, dégageant une puissance viriliste surjouée », on s’interroge : « L’uniformisation et la soumission sont-elles à ce point intégrées […] qu’il n’y aurait plus de résistance possible ? ». Par ce questionnement, la pièce montre comment l’unisson peut tantôt suggérer la solidarité, tantôt la conformité imposée. Les chorégraphes jouent de cette ambiguïté pour refléter nos sociétés : un groupe uni, est-ce la force du peuple ou la masse aveugle ? L’art chorégraphique devient le miroir de ces dynamiques collectives contemporaines.
Mouvements saccadés : le corps en tension dans un monde en crise
Si le retour du mouvement et de l’ensemble saute aux yeux, un autre motif traverse ces créations : celui du mouvement saccadé, interrompu, comme signature d’une génération en tension. Sur de nombreux plateaux, les danseur·euses avancent par à-coups, alternant frénétiques rafales gestuelles et arrêts brusques. Ce langage physique fragmenté semble traduire une réalité brutale : celle d’un élan freiné par les crises actuelles. On devine dans ces corps qui se crispent et se relancent l’écho d’une génération pleine d’énergie et d’envie de danser, mais heurtée sans cesse par les soubresauts du monde – pandémies, urgences climatiques, instabilité politique. Le mouvement saccadé deviendrait métaphore de cet élan constamment bridé, de cette vitalité entravée par la violence du réel.
On retrouve des motifs similaires chez Marco da Silva Ferreira ou Jan Martens, qui intègrent des passages volontairement épileptiques ou syncopés dans leurs œuvres. Cette gestion des flux et des ruptures de rythme tient le spectateur en alerte, comme le reflet des soubresauts de notre époque – entre emballements et arrêts forcés. Il y a là une esthétique de la secousse permanente, qui fait écho aux chocs successifs que nous vivons (crises politiques, économiques, climatiques…), mais aussi à l’endurance et à la résilience dont font preuve les jeunes générations pour repartir de plus belle après chaque coup dur.
Urgence et engagement : danser pour résister
Si la danse européenne renoue ainsi avec la virtuosité et l’unisson, ce n’est pas pour un simple plaisir formel. On sent au contraire chez ces chorégraphes une volonté profondément engagée : il y a urgence à danser, et danser devient une façon de crier haut et fort face aux injustices du présent. Les corps ne sont pas seulement esthétiques, ils sont politiques. Pour beaucoup de ces artistes, la scène est un espace de contestation, de représentation des luttes et des aspirations collectives.
Ce mouvement de fond traverse toute la création européenne récente. Partout, de jeunes auteur·rices utilisent la danse comme un langage engagé, en phase avec les enjeux sociaux. On pourrait citer la Nord-Irlandaise Oona Doherty, dont les pièces féroces (Hard to Be Soft, Navy Blue) abordent la violence sociale et la détresse d’une jeunesse désillusionnée, à travers des corps au bord de la rupture. Ou encore le collectif (LA)HORDE, qui – avec des œuvres comme Room With A View ou Age of Content – mêle l’esthétique rave et la scénographie de fin du monde pour dénoncer les dérives du présent (qu’il s’agisse de l’emprise du numérique ou de l’effondrement écologique). Partout, danser redevient un acte urgent et viscéral, un moyen d’exprimer l’indicible. L’utilisation de musiques électroniques, de lumières stroboscopiques, de rythmes martiaux ou de chœurs scandés n’est pas gratuite : elle vise à réveiller le public, à le faire vibrer à l’unisson d’une cause ou d’une émotion collective.
Le corps dansant, baromètre de notre société
En l’espace de quelques années, la scène chorégraphique européenne a donc vu émerger une vague artistique vigoureuse, qui réaffirme le pouvoir du mouvement et de la danse collective pour refléter l’état du monde. Des salles de Lisbonne aux théâtres d’Athènes, de Paris à Bruxelles, un vent nouveau souffle : celui d’une danse résolument engagée, exaltée et solidaire. Cette mouvance, portée par des talents comme Marco da Silva Ferreira, Christos Papadopoulos, (LA)HORDE, Jan Martens, Aina Alegre et tant d’autres, témoigne d’une soif de revenir à l’essentiel du geste, tout en lui insufflant le feu de l’urgence contemporaine. Cette tendance mondiale n’épargne pas le Québec, où des chorégraphes comme Virginie Brunelle et Ismaël Mouaraki embrassent tout aussi pleinement cette danse affirmée, groupée, où le propos et le geste technique ne font qu’un.
On y retrouve le plaisir pur du corps en mouvement – ces sauts, ces courses, ces unissons qui galvanisent – mais jamais de manière innocente ou gratuite. Chaque bras levé, chaque pause brutale, chaque battement synchronisé porte en filigrane les joies et les colères de notre époque. Comme un baromètre sensible, la danse capte les tensions et les espoirs de la société. Lorsque les corps se tendent en saccades, on y lit l’angoisse et la rage de vies en crise ; lorsqu’ils se rassemblent dans une chorégraphie commune, on y voit l’espoir d’une action collective, d’une résistance partagée. Et dans l’énergie folle des soirées techno transposées sur scène, on ressent ce besoin vital de communion, d’oubli et de protestation qui anime la jeunesse actuelle.
En ce sens, la danse d’aujourd’hui reflète fidèlement la société dans laquelle nous sommes – ses élans comme ses freins. Elle est le cri du corps contre ce qui l’opprime, et simultanément la célébration de ce qui le fait vibrer. Sur la scène européenne en 2025, le mouvement est roi, et il parle haut et fort de qui nous sommes et de ce que nous traversons. Dans un monde en pleins soubresauts, ces chorégraphes nous rappellent avec force que le chemin vers l’avenir se danse, ensemble, pas à pas, même s’il est saccadé.
