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Quand le kitsch devient culte : Le tournant stratégique de l'Eurovision

  • Photo du rédacteur: Mickaël Spinnhirny
    Mickaël Spinnhirny
  • il y a 7 jours
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

Comment le succès renouvelé de l’Eurovision peut nous inspirer à dépoussiérer certaines pratiques des arts vivants ? Historique et pistes de réflexion.


Comme un nombre de plus en plus grand de québécois·es, j’ai suivi cette année encore l’Eurovision avec intérêt. Des annonces préliminaires à la grande finale, chaque étape est apparue – intentionnellement ou non – dans mon fil d’actualité Facebook, dans les publicités ciblées, sur ma télévision, et même devant moi (j’ai eu la chance d’assister au concours en présentiel cette année). Au-delà des rumeurs d’une performance surprise de Céline Dion – qui n’a finalement pas eu lieu –, qu’est-ce qui explique que la compétition d’envergure a su capter l’imaginaire d’un public de plus en plus large, malgré une mort annoncée à la fin du XXe siècle? La clé : une capacité féroce à se renouveler, à rayonner, voire à démarcher de nouveaux publics (même le Québec s’intéresse maintenant à ce happening pourtant strictement européen). Alors que l’Eurovision célèbrera ses 70 ans en 2026, intéressons-nous à son historique pour comprendre comment une transformation en profondeur d’une recette peut permettre à un événement en arts vivants de reprendre son souffle – peu importe sa taille et sa portée.


Des débuts modestes à une image désuète (1956-2000)

Le Concours Eurovision de la chanson est lancé en 1956 par l’Union européenne de radiodiffusion (UER) avec seulement sept pays, dans l’idée de rassembler l’Europe autour d’un événement télévisé annuel. Pendant des décennies, l’Eurovision reste une émission de variétés suivie dans de nombreux pays, révélant au passage quelques stars. Cependant, à l’aube des années 1990, le concours souffre d’une image vieillissante. Dans certains pays d’Europe de l’Ouest, il est jugé kitsch et dépassé – en France notamment, regarder l’Eurovision dans les années 1980-90 était perçu comme ringard (je parle d’expérience !). Des diffuseurs majeurs se désintéressent alors de l’événement. Autour de l’an 2000, l’Eurovision n’a plus le choix : il doit se dépoussiérer sous peine de tomber dans l’oubli.


Eurovision CAPAS

Les années 2000 : modernisation et stratégie de repositionnement

Consciente du problème, l’UER amorce dès la fin des années 1990 une refonte du format et de la mécanique du concours. Plusieurs facteurs stratégiques clés ressortent de cette métamorphose de l’Eurovision – autant de leviers dont l’activation conjointe a permis de passer d’un concours jugé désuet à un rendez-vous incontournable :

  • Innovation du format et interactivité : L’UER a su faire évoluer la mécanique du concours pour le rendre plus dynamique et participatif. L’introduction du vote du public en 1997 a donné la parole aux téléspectateur·rices, renouvelant leur intérêt. La multiplication des représentations (demi-finales) maintient l’engagement sur plusieurs jours. Chaque changement dans les règles vise à renforcer le suspense ou l’équité, rendant l’expérience plus palpitante pour le public. 

  • Branding et positionnement repensés : L’Eurovision a réussi à redéfinir son image en cohérence avec les aspirations du public contemporain. En martelant des valeurs positives (ouverture, diversité, unité) et en les incarnant via des slogans annuels et des segments de contenu, le concours a changé sa courbe narrative. Il est passé du statut de divertissement kitsch à celui de rendez-vous fédérateur qui reflète l’évolution de la société. Ce repositionnement, soutenu par une identité visuelle forte et stable (logo, charte graphique), a élargi l’audience au-delà des fans historiques en suscitant la curiosité de nouveaux publics et le respect des médias.

  • Ouverture de l’audience et diffusion multiplateforme : Un des moteurs de la croissance de l’Eurovision a été sa capacité à trouver de nouveaux canaux de diffusion et de nouveaux publics. L’arrivée en diffusion TV aux États-Unis, en Asie ou en Australie, combinée au streaming en direct sur YouTube (gratuit, mondial), a fait sortir l’événement du territoire européen. En parallèle, l’exploitation intensive des réseaux sociaux et plateformes digitales a démultiplié les points de contact : teasers sur Instagram, contenus exclusifs sur TikTok, live-tweets, etc. Cette stratégie 360° garantit une présence là où se trouvent les spectateur·rices, notamment les jeunes, et transforme le concours en expérience transmédiatique.

  • Engagement communautaire et expérience festivalière : L’Eurovision ne se limite plus à un programme TV, c’est une communauté et une fête. La création d’événements parallèles (Eurovision Village, soirées fans, after-parties) et l’implication de communautés de fans ont donné au concours une dimension communautaire forte. Les fans se sentent partie intégrante de l’aventure, que ce soit via les votes en ligne ou leur présence massive dans la salle et en ville durant l’événement. 


La réussite de l’Eurovision tient à une vision stratégique cohérente : moderniser l’événementiel (format et production) tout en repositionnant le concours dans l’air du temps, et en bâtissant une relation durable avec le public au-delà de l’écran. Cette transformation ne s’est pas faite en un jour, mais résulte d’innovations constantes sur deux décennies. L’Eurovision a su se réinventer sans trahir son ADN, préservant son côté festif et fédérateur tout en le propulsant dans le 21e siècle.


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Un modèle inspirant pour revitaliser des événements culturels

La refonte de l’Eurovision offre de précieuses sources d’inspiration pour d’autres programmateurs et producteurs d’arts vivants. Voici quelques enseignements à retenir de ce succès européen :

  • Oser la refonte et l’innovation : Ne pas craindre de revoir en profondeur le format d’un événement qui s’essouffle. Introduire de nouvelles composantes interactives (vote du public, jury populaire, défis sur les réseaux sociaux), repenser la durée ou la fréquence, bref surprendre le public en cassant la routine peut relancer l’intérêt. L’Eurovision a montré qu’on peut renouveler un concept vieux de 50 ans en y injectant du neuf intelligemment.

  • Repositionner la marque de l’événement : Tout projet culturel a une image de marque, qu’il faut savoir faire évoluer. L’Eurovision est passé de ringard à branché en quelques années en repositionnant son discours (inclusion, unité, fête européenne moderne). De même, un festival local ou un concours artistique peut être « rebrandé » pour toucher un nouveau public : changer de nom ou de visuel s’il le faut, adopter une ligne éditoriale ou thématique dans l’air du temps, communiquer sur les valeurs que l’événement veut porter. Cela peut impliquer de nouer des partenariats stratégiques (avec des influenceur·euses, des médias numériques, des communautés locales) pour montrer que l’événement est connecté aux tendances actuelles et à la société. 

  • Créer un sentiment d’appartenance et de communauté : Ce qui fait la force d’un rendez-vous comme l’Eurovision, c’est que les fans ont le sentiment de faire partie d’une grande communauté internationale qui, une fois par an, « fait la fête ensemble ». Pour des producteurs d’arts vivants, l’idée peut être reprise à petite échelle en fédérant une communauté autour de leur événement. Cela peut passer par des clubs de membres, des offres spéciales pour les fidèles, des rendez-vous réguliers (animations ou rencontres tout au long de l’année et pas seulement pendant l’événement principal), ou encore par l’intégration de l’audience dans le processus (par exemple, permettre au public de voter en amont pour choisir une partie de la programmation). Au Québec, où l’esprit de communauté est fort, capitaliser sur cet aspect peut transformer un petit événement en mouvement convivial suivi par un large public. 

  • Voir grand et penser « expérience globale » : L’Eurovision n’a jamais cessé de voir plus grand – plus de pays, plus de spectacles annexes, plus de plateformes, plus d’innovation technique. Tout organisateur d’événement culturel peut s’inspirer de cet état d’esprit : ne pas se limiter à ce qui a toujours été fait, mais imaginer ce que pourrait devenir l’événement dans un scénario idéal, puis tracer la route pour s’en approcher. Cela peut vouloir dire internationaliser un festival local (inviter des artistes de l’étranger, attirer du tourisme culturel), diversifier les contenus proposés (par exemple, ajouter des ateliers, des expositions, des expériences interactives autour d’un spectacle vivant pour enrichir le programme), ou collaborer avec d’autres entités pour gagner en ampleur. 


L’évolution de l’Eurovision démontre qu’avec une vision stratégique, de la créativité et une écoute du public, il est possible de transformer un spectacle perçu comme désuet en un rendez-vous spectaculaire et fédérateur. Les programmateurs et producteurs qui s’en inspireront retiendront qu’il faut savoir innover tout en restant fidèle à l’âme de l’événement. Comme le dit l’adage, « il n’y a pas de vieilles recettes, seulement de vieux chefs ». En cuisine comme en événementiel, il faut parfois réinventer la recette pour raviver la flamme. L’Eurovision l’a fait avec brio, ouvrant la voie à d’autres pour réinventer leurs propres « rendez-vous manqués » en succès populaires. Un défi stimulant, et tout à fait dans l’esprit professionnel et passionné qui anime le milieu culturel québécois et international.



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