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Financement public de la culture à l’ère de l’intelligence artificielle

  • Photo du rédacteur: Mickaël Spinnhirny
    Mickaël Spinnhirny
  • 4 juin
  • 4 min de lecture

L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) dans les rouages de l’État n’épargne pas le secteur culturel. Partout – du Québec à l’international – les institutions doivent s’interroger : l’IA peut-elle contribuer à améliorer les mécanismes d’attribution des subventions artistiques, historiquement basés sur le jugement de pairs ? Ou risque-t-elle d’uniformiser, voire d’appauvrir, l’écosystème artistique ? Au croisement de l’innovation et de l’éthique, un débat crucial prend forme.



L’IA comme levier d’efficacité

Les partisan·es de l’IA évoquent un potentiel considérable : traitement rapide d’un volume élevé de demandes, automatisation des tâches répétitives, hiérarchisation des projets via des systèmes de pointage, vérification de l’admissibilité, et même analyse qualitative assistée de textes, images ou vidéos. Des plateformes comme Submittable proposent déjà de telles fonctionnalités. L’IA, inlassable et cohérente, peut ainsi faire émerger les projets les plus alignés avec les priorités d’un programme (impact social, diversité des publics, etc.) ou détecter des angles morts dans les décisions passées.


Elle peut également assister les jurys en produisant des rapports synthétiques, en traçant l’historique des décisions, voire en révélant des biais structurels. Aux États-Unis, un projet du Greater Pittsburgh Arts Council a montré que les grandes institutions recevaient systématiquement plus de fonds que les petites – un déséquilibre que l’analyse algorithmique a mis en évidence avec une clarté nouvelle. Ces outils ne sont pas là pour remplacer les humains, mais pour nourrir une réflexion critique sur nos mécanismes actuels.


Des limites fondamentales

Mais attention au mirage technologique. La création artistique repose sur des jugements subjectifs, sensibles, contextuels. L’IA fonctionne par répétition, détection de motifs, apprentissage du passé – alors que l’art valorise précisément l’originalité, la rupture, l’inattendu. Comment un algorithme pourrait-il détecter la fulgurance d’un geste inédit, ou la puissance poétique d’une proposition radicale ? En se basant sur des tendances historiques, l’IA risque d’ignorer les projets atypiques ou émergents, voire de reproduire des biais esthétiques dominants.


En outre, les bases de données sur lesquelles sont entraînés les modèles peuvent être biaisées : surreprésentation de pratiques occidentales, masculines, institutionnalisées. L’UNESCO avertit : sans vigilance, les systèmes d’IA pourraient affaiblir la diversité culturelle plutôt que la soutenir. Et que dire de l’incapacité d’une machine à percevoir l’intention, la sincérité ou l’émotion d’une œuvre ? La subjectivité humaine, malgré ses angles morts, permet encore les coups de cœur, les délibérations fécondes, les regards contextuels – tout ce qu’une IA ne sait pas faire.


Enjeux éthiques et politiques

Derrière la performance technique, des enjeux de fond se posent. Qui définit les critères d’évaluation ? Quels biais se transmettent de manière invisible à travers l’automatisation ? Qui est responsable si un projet est rejeté à tort ? Plusieurs scandales à l’international ont montré les dérives d’outils mal encadrés, avec des conséquences réelles pour les individus : aux Pays-Bas, l’utilisation d’un algorithme pour détecter les fraudes aux allocations a injustement accusé des familles issues de l’immigration, provoquant une crise politique retentissante.


La stratégie d’intégration de l’IA dans l’administration publique doit insister sur une utilisation responsable et sécuritaire. Transparence des algorithmes, auditabilité des décisions, supervision humaine obligatoire : des garde-fous sont nécessaires pour préserver l’acceptabilité sociale des choix culturels. Car subventionner un projet artistique, c’est aussi poser un geste politique – refléter une vision du monde, un rapport au risque, à la société, à la création.


Au Québec, le débat s’ouvre. Des organismes comme Compétence Culture ou l’Université Laval explorent ces questions via des consultations, panels et projets de recherche. On y observe un intérêt pour l’IA, mais aussi une méfiance légitime : le besoin d’accompagnement, de formation et d’éthique est fortement exprimé.


Réinventer les critères… et le modèle lui-même ?

Le système de jurys humains n’est pas sans failles : lenteur, surcharge, manque de transparence, biais humains. L’IA peut offrir des pistes de solution : pré-tri automatisé, rétroactions personnalisées, dépistage des biais d’évaluateurs, etc. Mais une question plus vaste se dessine : ne faut-il pas aussi repenser les critères eux-mêmes ? Sortir d’une conception unique de la « qualité artistique » pour inclure l’impact social, la diversité, l’innovation, l’accessibilité ? Là encore, l’IA peut aider à mesurer certaines dimensions… mais elle ne peut les définir à notre place.


Vers une cohabitation vertueuse

En somme, l’IA ne remplacera pas le regard humain, mais elle peut enrichir l’écosystème si elle est bien encadrée. Le modèle hybride s’impose : jurys augmentés, décisions assistées, critères repensés, outils partagés. Côté candidat·es aussi, l’IA peut jouer un rôle : aide à la rédaction, assistants virtuels, vérification automatique des formulaires. Cela pourrait même atténuer certaines inégalités entre les structures bien dotées et les artistes individuels. Il faudra bien sûr également se poser des questions sur cet usage, alors que la qualité des textes et les suggestions générées par l’IA peuvent brouiller les cartes sur le projet réel qui sera finalement réalisé. Mais ceci pourra faire l’objet d’un autre édito !


Enfin, l’automatisation pourrait ouvrir la porte à des formes de financement plus souples : micro-subventions exploratoires, appels accélérés, évaluations participatives enrichies par des données citoyennes. L’IA, utilisée intelligemment, pourrait même favoriser la diversité et la transparence plutôt que les freiner.



Le défi est politique, artistique, éthique. Il s’agit de concevoir une IA qui s’aligne sur les valeurs culturelles – et non l’inverse. Avec vigilance, transparence et participation active du milieu, il est possible de faire de l’IA non pas une menace, mais un levier pour transformer le financement culturel de manière plus juste, plus fluide, plus audacieuse. À condition de ne jamais oublier que ce qui fonde l’art, c’est l’humain.

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