Comment la tournée internationale de la star américaine et les représentations du célèbre dramaturge anglais peuvent nous aider à réfléchir au développement de nouveaux publics.
Alors que tout le Rogers Centre de Toronto braquait son téléphone sur la chanteuse de Cruel Summer, personne ne regardait le véritable miracle au-dessus de leurs têtes : quelques semaines plus tôt, l’amphithéâtre avait complètement rénové ses systèmes d'amplification de la 5G. Au coût de 8 millions de dollars, cette amélioration invisible visait à s’assurer que tous ces fans puissent diffuser photos et directs, pour créer l’envie chez leurs amis, et ce, sans ralentissement. Prenant à témoin les 28.9 terabytes diffusés lors du passage de la popstar au AT&T Stadium du Texas (soit l’équivalent de 11 560 heures de vidéo), le Rogers Centre s’est préparé aux attentes du public : assister au concert à travers les écrans de toutes les personnes devant soi. Blagues à part, s’il avait été impossible d’accéder à internet, il est à parier que personne ne se serait rappelé la performance légendaire de l’artiste, mais seulement la frustration de ne pas avoir pu se connecter pour partager son expérience en direct. Ou pire : si le producteur avait annoncé ne pas permettre la captation pour épargner le réseau du Rogers Centre, une quantité considérable de swifties aurait inévitablement gardé son argent.
À l’inverse, revenons à la renaissance, alors que Shakespeare présentait ses premières pièces. À l’époque, le public n’avait ni téléphone, ni réseaux sociaux : il venait agrémenter son repas ou son verre avec une pièce durant laquelle il pouvait se déplacer, discuter, applaudir, huer ou lancer des objets comme bon lui semblait. La troupe – aussi investie était-elle dans son œuvre – devait s’ajuster à cette réalité pour espérer présenter son art (et se faire payer). Seules les représentations devant l’aristocratie se déroulaient de plus en plus dans le silence et l’attention continue; il faudra attendre des décennies encore avant que cette exception ne devienne la règle pour tous les spectacles.
Changer la salle pour mieux voir la scène
De Shakespeare à Taylor Swift, une constante émerge : artistes et salles s’adaptent aux habitudes de consommation de leur public, et c’est là l’une des clés de leurs jauges remplies. Plutôt que de forcer des règles sur les spectateurs – éviter de bouger, éteindre son téléphone, consommer peu d’alcool ou de nourriture, ne pas parler à son voisin –, ce sont les besoins contemporains de l’audience qui dirigent la diffusion. Si ces contraintes – auxquelles nous adhérons toujours – ont leurs avantages pour favoriser la concentration du public sur la forme et le fond de l’œuvre, elles s’éloignent des nouvelles manières de regarder l’art depuis la pandémie : avec un téléphone à la main, un réfrigérateur tout près, en pleine discussion avec famille et amis. Alors que les producteurs et diffuseurs d’arts vivants sont aux prises avec des enjeux majeurs de développement de public, la question de l’adaptation des représentations à ces nouveaux comportements – notamment ceux des jeunes générations – devient impérative.
Augmenter l’ampleur du virage
On sent déjà les balbutiements de cette recherche dans plusieurs salles : vente d’alcool et de collations à déguster discrètement en salle, encouragements à photographier la scénographie pré-représentation ou le salut final… Mais d’autres embrassent pleinement les nouvelles mœurs : certains donnent la permission d’utiliser les téléphones pour texter ou filmer au balcon, alors que d’autres proposent un service de bar au siège dans certaines sections du théâtre. Ces derniers exemples offrent ainsi une expérience différente pour celles et ceux qui souhaitent consommer l’art vivant autrement, d’une manière plus cohérente avec d’autres expériences issues du divertissement (télévision, concerts). L’objectif de ces stratégies n’est nullement de dénaturer la proposition unique d’une salle de spectacle, ou de rapprocher l’art du divertissement. Ces laboratoires visent plutôt à engager un dialogue sain sur les méthodes de représentations actuelles et évaluer si celles-ci restent en adéquation avec leur époque. Alors que les approches envers les jeunes continuent d’avoir des retombées faméliques malgré les efforts considérables des salles – notamment auprès des hommes qui désertent les théâtres, comme le relève l’étude du GTFAS 2024 –, force est d’admettre qu’il faut plonger plus profondément dans l’expérience client et évaluer comment celle-ci peut réellement résonner avec cette génération.
S’adapter sans se dénaturer : L’exemple des tout-inclus
Pour en ajouter à Taylor Swift et Shakespeare, retournons-nous vers les hôtels tout-inclus. Des études de marchés au tournant de la pandémie ont mené les grandes chaînes économiques à réaliser que les Z ne cherchent plus l’expérience beau-bon-pas-cher d’autrefois, mais plutôt des moments inoubliables haut-de-gamme. Les Club Med et autres RIU de ce monde ont ainsi augmenté leurs prix et remisé leur buffet continental et leurs transats en plastique pour sortir les grands chefs, les excursions idylliques et les décors luxueux. « Bref, la demande a évolué et l’offre s’adapte. », comme le mentionne l’article de La Presse : tous les secteurs sont en mouvement pour adapter leurs habitudes aux changements des consommateurs, non pas en dénaturant leur mission, mais en renouvelant la manière qu’elle tend la main au public d’aujourd’hui. Qu’attendent les arts vivants pour faire descendre activement leur créativité de la scène et l’amener jusque dans la salle, réfléchissant autrement leur manière d’entrer en contact avec leur public ? Suffit de prêter l’oreille – par coups de sondages – pour entendre la sonnerie des téléphones. Continuerons-nous de les museler, ou finirons-nous par écouter ce qu’ils ont à dire sur nos publics ?